Marie Justine Raclot (Mère Mathilde)
ou l'aventure d'une pionnière de l'éducation chrétienne
en Malaisie et au Japon.
Marie Justine, est née en 1814. Son père est le maire du village de Suriauville, en Lorraine. C’est une petite fille un peu espiègle, au caractère bien trempé. Après quelques années à l’école du village, la voici pensionnaire à Langres. Cette école est tenue par les Sœurs de l'Enfant Jésus : elles ne sont ni vraiment religieuses, ni vraiment laïques, elles sont associées au service de l'éducation et de la formation chrétienne des enfants. A la différence d’autres Institutions plus conventuelles, ces éducatrices sont très proches de leurs élèves dont elles partagent la vie quotidienne.
Là, devant son livre de géographie, Marie Justine rêve face à une carte du Japon. Le livre parle de paysages merveilleux, de guerriers, de temples splendides, et tout cela est inaccessible : le pays est interdit aux étrangers depuis près de 2 siècles. Sa professeure parle aussi de St François Xavier qui a porté l'Évangile dans ce pays lointain, de la centaine de martyrs crucifiés, décapités ou brûlés vifs entre 1597 et 1637. Et Marie Justine rêve d'aller un jour au Japon.
A 18 ans, elle décide de rejoindre la communauté de l'école de Langres. Son père comprend sa décision, sa mère ne lui dira pas au revoir. Deux ans plus tard, elle prend leur habit à Paris sous le nom de Sœur et elle part faire la classe à Bagnols sur Cèze, puis à Béziers et à Sète.
Elle a 37 ans lorsqu'elle apprend que les Pères des Missions Étrangères, missionnaires dans plusieurs pays d'Asie, sollicitent son Institut pour l'éducation des filles en Malaisie. Quel bonheur ! Elle ne désire que cela : partir ! Être "missionnaire" ! Elle le dit, mais hélas elle pleure en secret quand elle apprend qu'elle n'est pas choisie pour ce grand voyage. Elle s'était déjà mise à étudier l'anglais … Cinq autres jeunes femmes embarquent sur un grand voilier, le 6 décembre 1851 pour un voyage de plus de 4 mois. Trois semaines après le départ, la Sœur Radot, responsable du groupe, tombe malade; âgée de 30 ans, elle meurt avant d'arriver, et son corps est jeté à la mer. Lors d'une tempête, une poulie se décroche et tombe sur la tête de la jeune Sœur Panot. Elle est blessée, reste choquée et marquée à vie par une "fièvre cérébrale". A l'arrivée à Singapore, la Sœur Bath, âgée elle aussi de 30 ans, la seule qui parle anglais, quitte le groupe : elle est tombée amoureuse au cours du voyage. Ce sont donc trois jeunes femmes, éprouvées, épuisées, qui partent vers Penang (Malaisie), bien peu préparées à tout ce qui les attend.
Face à ce qui pourrait ressembler à un échec, il faut envoyer du renfort. Un nouveau groupe de jeunes femmes est appelé. L'une d'elle est désignée comme supérieure, mais elle fait valoir que quitter Bailleul où actuellement elle assume cette fonction, présenterait de grands inconvénients tant pour la communauté que pour la petite école. On se tourne alors vers Marie Justine. Sr Mathilde est appelée à Paris en urgence car le départ en bateau est déjà prévu : « Quittez tout et venez ! » lui écrit la Supérieure générale le 15 septembre 1852, sans lui en dire la raison. Le 16 elle est à Paris, le 17 elle quitte Paris avec trois autres sœurs pour Southampton. Le 18, elle embarque! Pour toujours…
Arrivée à Penang Il faut redresser la barre, sortir de la mainmise des Pères sur les décisions concernant les Sœurs (plutôt difficile d'être des femmes autonomes au 19° siècle ! ), et surtout commencer, sans grands moyens à recueillir les bébés et enfants abandonnés, à enseigner les petites filles dont la plupart des familles ne peuvent contribuer aux frais. Le soir les Soeurs cousent, brodent, tricotent, pour vendre leurs produits aux colons et subvenir aux besoins de tout ce monde et aux leurs.
L'évêque de Singapore, qui avait signé le contrat d'envoi des Sœurs en Malaisie (Singapore et Malaisie sont une seule nation à l'époque) réclame avec insistance que des Sœurs viennent dans cette ville. Et à Penang il y a des hommes d'Église qui ne seraient pas mécontents de voir la Mère Mathilde s'éloigner, pour reprendre un peu d'emprise sur la vie des Sœurs.
Elle y arrive la 2 février 1854, et la situation est très détériorée matériellement. Il y a un bel accueil par la Communauté chrétienne, avec chants, orgue, discours, mais on oublie que ces femmes sont presque à jeun. Leur maison n’a pas de portes qui ferment. On compte 2 nattes 2 chaises, 2 tabourets, 1 marmite et une poêle. Et puis il y a une déception qui se fait sentir clairement de la part du clergé qui n'est pas heureux que ces Sœurs soient toutes françaises (ils le sont pourtant aussi) Ils voudraient des anglaises, dans ce pays qui fait partie de l'Empire colonial britannique. Il y a la question de la langue, bien sûr, que les sœurs étudient cependant avec acharnement, ainsi que le malais, mais aussi la volonté de faire barrage aux nombreux missionnaires protestants anglophones. On est encore loin de l'œcuménisme, c'est plutôt une rivalité active.
Nos sœurs ouvrent rapidement deux salles pour y faire l'école : une pour les jeunes filles de familles anglaises - mais elles sont très peu nombreuses, car leur famille les envoie étudier en Angleterre - et une pour les orphelines. Celles-ci sont excessivement difficiles. Ce sont des enfants abandonnées pour toutes sortes de raisons (maladie, handicap, superstition) ou rachetées à des marchands de petites esclaves. Comment les prendre, si ce n'est avec patience et amour ? "Nous nous faisons leurs servantes, et, plus tard, elles changeront" écrit Mère Mathilde.
Mais, en attendant, le découragement rôde. Il y a eu la bénédiction de la première pierre de la chapelle et les Sœurs sont oubliées, laissées de côté. Pourquoi ? C'est un évêque de passage, venant de Chine et se rendant à Rome qui les encourage et les aide à prendre patience. Et peu à peu elles gagnent l'estime des Pères missionnaires et de la population. Des renforts arrivent, dont des jeunes sœurs anglaises. Elles accueillent un nombre grandissant d'enfants, ouvrent une salle pour recevoir des malades sans ressources, et bientôt répondent à un appel pour aller dans une autre ville : Malacca. "En fondant Malacca, nous savions bien que tout était à fournir. Ce sera une maison tout à fait selon l'esprit de notre Institut. Il n'y aura là que très peu d'enfants capables de payer. Nos sœurs y travailleront donc purement pour la gloire de Dieu, elles gagneront comme nous péniblement leur pain et celui de leurs orphelines…". Les baptêmes sont nombreux, depuis ceux des bébés mourants jusqu'à ceux des jeunes et adultes qui en font le choix. C'est que la théologie de l'époque y voit la porte d'entrée au ciel, alors pour ces femmes venues de la chrétienté, quel plus beau cadeau offrir à ce peuple !
En 1858, un traité signé entre le Japon et plusieurs pays occidentaux commence à ouvrir, mais de manière limitée, l'Ile nippone aux étrangers, et deux ans plus tard les sœurs de Singapore accueillent un missionnaire de ce pays, en route vers Paris… Il partage avec elles l'espoir de voir un jour la possibilité d'écoles chrétiennes pour les petites filles japonaises. Il sonde le petit groupe : " Seriez-vous prêtes à partir le jour où le pays en offrira la possibilité ?" La réponse est un oui "de feu". Dès lors le cœur de Mère Mathilde bat plus fort pour le Japon. Mais il faudra attendre… 12 ans.
En 1872, c'est la rencontre extraordinaire de Mgr Petitjean avec des descendants de chrétiens dans la région de Nagasaki. Ces gens se sont transmis la Foi de génération en génération, en secret, pendant des siècles. L'heure est venue. Il appelle les Sœurs à venir d'urgence au pays du soleil levant. Quatre Sœurs sont désignées par la Supérieure générale, mais Mère Mathilde n'est pas du nombre, elle accompagnera la communauté et rentrera à Singapore, où sa présence est jugée plus nécessaire pour consolider l'œuvre naissante. Une déception, sans doute, mais elle est tellement heureuse que son Institut ait répondu oui à l'appel !
Les épreuves vont à nouveau marquer cette fondation. Une sœur malade doit repartir vers Singapore, et peu après la tuberculose frappe une autre sœur qui meurt quatre mois après son arrivée. Elles restent deux, dans ce pays inconnu, dont elles ne connaissent pas encore la langue, et devant une tâche qui s'annonce immense. Quelle angoisse pour Mère Mathilde qui reçoit ces nouvelles à Singapore. Elle brûle d'envie d'y aller, mais elle ne le peut. Elle supplie sa supérieure générale d'envoyer du renfort. La réponse se fait attendre. Elle ne comprend pas que l'on privilégie la présence des sœurs en France où il y a tant de congrégations, alors que "ces pauvres enfants japonais sont dépourvus de tout secours".
Elle se rend finalement elle-même en France, d'où elle revient avec 12 sœurs. Elle part au Japon accompagner plusieurs d'entre elles avant de revenir à Singapore. Hélas, à Yokohama, les malheurs ne s'arrêtent pas là. Une sœur décède, et la supérieure, récemment arrivée est atteinte d'un cancer du sein qui l'emportera peu après, en décembre 1875. Grande perplexité. Il faut impérativement soutenir la fondation japonaise, lui donner une responsable. Elle l'écrit à Paris, (les courriers mettent 2 mois) et sans attendre elle embarque pour Yokohama, prête à rester au Japon ou à revenir en Malaisie, selon ce qui sera décidé par la supérieure générale.
A 62 ans, en Septembre 1876, elle reçoit un courrier qui la fixe définitivement au Japon, non sans lui demander d'assurer des allées et venues avec la Malaisie lorsque des questions importantes seront à résoudre. L'ardeur de Mère Mathilde ne fléchit pas avec l'âge. Elle se met à l'étude du japonais, car elle veut enseigner le catéchisme dans cette langue, elle a un tel désir de partager sa Foi ! Elle fait agrandir les maisons de Yokohama et Tokyo car elles ne désemplissent pas. Ce sont bientôt 700 enfants, garçons et filles, que les sœurs ont presque totalement en charge, et dans des conditions de grande précarité.
Elle ne s'arrêtera pas là : Elle ouvre une salle d'accueil pour donner des soins aux malades sans ressources, et un genre d'hospice pour abriter les personnes dépourvues de tout par la misère, les conséquences des tremblements de terre ou des typhons. Elle recherche des collaborateurs pour prendre en charge les petits garçons, auprès des Frères Lasalliens connus en Malaisie, auprès de Don Bosco à qui elle écrit personnellement, mais sans succès ni d'un côté ni de l'autre. Et quand arrivent enfin les frères Marianistes, c'est à un autre public que sont destinées leurs écoles. Elle remue ciel et terre pour obtenir les moyens de nourrir, vêtir, soigner un nombre grandissants d'indigents. On lui attribue même quelques miracles où riz et argent manquants arrivent de manière totalement inexpliquée.
A partir de 1892 le gouvernement change sa politique éducative, ouvre l'enseignement à tous les enfants, donne des directives précises pour les établissements scolaires. De son côté l'évêque de Tokyo veut des établissements qui accueilleront les jeunes filles de famille plus aisée, pensant que c'est par elles que le catholicisme s'étendra au Japon. Mère Mathilde se voit contrainte de suivre ces directives, mais ne veut renoncer en rien au service des pauvres pour lesquels elle ne cesse de répéter que son Institut a été fondé.
Elle meurt le 20 janvier 1911, elle est inhumée à Yokohama, elle reste connue aujourd'hui au Japon, et vénérée par certains comme une sainte.